dimanche 25 mars 2012

Cadwallon : les feuilles mortes se ramassent à la pelle

Balade intimiste à travers FunnyLand, entre Gwynn le souteneur, flingueur et hérétique à ses heures, et La Folle, sa protégée, amnésique et certainement dérangée.

Vous y trouverez des informations sur l'éclairage public du quartier.


« - Tu as pris le manteau favori de Kiki, elle va être furieuse, lâcha-t-il dans une longue bouffée de fumée…

- Je sais, répondit-elle dans un sourire

- Elle va sûrement te punir.

- Je sais aussi, mais tant que la punition est inventive... », ajouta-t-elle gourmande, en sautillant une marelle improvisée sur le pavage inégal de la rue.

Tout à coup, elle arrêta sa danse aérienne, tandis que le chien compissait savamment un totem keltois. Un de ces mâts de bois, terminés par une matrone ventrue aux seins cerclés de runes bleues, idole païenne sans visage qui tenait entre ses bras tendus une orbe luminescente, réplique miniature de la lune à son zénith et qui servait de réverbère dans le quartier.
« -Qu’est ce que c’est ?

- Un reste du passé doré du quartier. Il y avait de nombreux keltois parmi les fabricants de jouets de Funnyland. Ils fabriquaient des jouets en bois, des chevaux à bascule, des pantins articulés, des toupies parfumées dans du bois de Cade… Eux aussi ont décidés d’embellir le quartier, tout en respectant leur fichu culte et leurs ancêtres. C’est alors qu’ils érigèrent ces grands piliers sculptés, ces perchoirs à déesses avec leurs mains levées vers les étoiles. Il y en avait davantage jadis, mais les derniers keltois du quartier perpétuent tout de même la tradition, les plus vieux se rassemblent parfois en cercle autour d’un de ces vestiges, eux qui tiennent aussi de l’antiquité. Il faut les voir se dénuder jusqu’à la taille, dévoilant leur poitrine cave même sous les flocons de l’hiver, et caresser les runes qui tatouent leur chair ridée, en glapissant leurs chants barbares... »

Il expira quelques ronds de fumée qui se perdirent dans l’air soyeux de la nuit.

« - On raconte que quand l’un d’entre eux meurt, les autres gravent son nom à la base d’un des piliers, tout ça dans leur sabir natal, au milieu des « machin aime machine » et des graffitis des marmots. Il n’y a que les keltois pour se rappeler de tous les patronymes gravés sur ces totems, il paraît même qu’ils s’en servent pour se repérer ou se donner rendez-vous. Mais si l’un d’eux me demande de le retrouver prêt du pilier Kirm le Véloce, je t’avoue qu’il risque de m’attendre longtemps… »

Elle l’écoutait d’un air grave, et la tête inclinée selon un angle particulier, presque à l’horizontale. Comme si elle attendait que les mots s’envolent et retombent et se glissent dans le pavillon de son oreille, pour se graver dans sa mémoire. Elle redescendit d’un bond de la rampe d’escalier où elle était allé se percher et enroula ses membres autour d’un des totems :
« Pourquoi certaines lumières sont oranges et d’autres d’un blanc immaculé ? »

Il eut d’abord envie d’envoyer valser ses questions en même temps que le mégot de la cigarette auto-dafé qui agonisait entre ses lèvres, puis il se radoucit lorsqu’il se rendit compte que jamais il ne s’était aperçu de cette différence de couleur. Ou qu’il ne s’était jamais lui-même posé la question. Difficile de faire la différence entre ce qu’on ne voit pas et ce qui nous indiffère. Il allait lui dire que c’était sûrement une question de temps passé depuis le dernier enchaînement mais la truffe du berger allemand se glissa dans sa paume et il se surprit à faire une explication plus poétique :

« - C’est pour faire des dessins…

- Des dessins, demanda-t-elle alors que son sourire était en train d’éclore ?

- Oui des dessins. Si tu survolais le quartier en ballon-taxi, tu te rendrais compte qu’il y a toute une cohorte de points blancs et de points orange qui sont là, disséminés comme des lucioles aux quatre coins du fief. Si tu les reliais d’une certaine façon, cela formerait deux dessins entremêlés… Comme les deux croissants des signatures syhares…

- Ou le corps de deux amoureux enlacés ?

- Oui… Pourquoi pas. »

Elle resta un instant le nez en l’air, à guetter un éventuel ballon qui lui permettrai de voir tout ça de ses propres yeux. Gwynn s’avança jusqu’au parc, franchissant d’un pas léger les marches vers le toit terrasse où les manèges et les jeux somnolaient à demi plongés dans les ténèbres. Il n’était pas mécontent de son histoire de dessins, mais il ne se doutait pas que des mois durant elle allait harceler les vieux keltois du quartier, pour qu’ils écrivent son nom dans le réseau de leurs lunes factices.

Le chien courait entre les animaux de bois, silhouettes grotesques et caricaturales, montés sur des ressorts et n’attendant que des enfants cavaliers pour reprendre leur vie oscillatoire. Au fond du parc, le poulpe toboggan étendait ses tentacules glissières en de savants entrelacs, hommage décalé au Pair Poulpik de Bismuth qui avait commandité la création de ce jardin d’enfants, cerné de rambardes, au sommet d’un édifice plat de deux étages. Il craint un instant qu’il lui soit arrivé quelque chose, quand il devina son pas sautillant dans les escaliers. Elle chantonnait et l’ayant rattrapé elle glissa un bras au creux de son coude. Ils suivaient le clébard et ses aller-retour passionnés, truffe au sol et la queue en panache, leurs pieds traînant dans un tapis de feuilles mortes. Ces filles de Déméter suivaient le périple de leur déesse mère, elle qui abandonne la terre pour passer six mois aux enfers avec son mari. Voilà que ses filles quittaient leur monde de vent et de ciel, pour plonger entre les racines et rejoindre la terre et l’humus.

« - Tu as tout faux, se mit-elle à plaisanter, comme si elle lisait dans son esprit. Les feuilles ne sont que les femmes innombrables de Mr l’Arbre. Et toute l’année elles lui jacassent encore et encore dans les oreilles, toutes en même temps, tant et si bien qu’il n’entend jamais d’elles rien de distinct, juste un bruissement… Mais quand vient l’hiver il gronde et se fâche, alors toutes repartent chez leur mère et le laissent bougonner tout seul.

- C’est très misogyne comme façon de voir. »

Elle ne l’écoutait plus. Ils étaient sortis du parc, et suivaient une passerelle surélevée, rue au dessus de la rue, margelle piétonne bordant un lot d’appartements aux colombages usés, aux couleurs défaites. Immobile, elle fixait une affiche, mais son regard avait l’air de percer les couches de papiers superposées et se perdre dans les strates de ce mille-feuille de carton. Quel concert, quel avis de recherche, quelle petite annonce enfouie sous tous ces parchemins à demi moisis et décolorés par les pluies était elle en train de lire. Elle finit par hausser les épaules : « Tant pis, trop tard. » Puis elle décolla dans un tournoiement de robe et de veste au crochet, tourbillon brun qui dévalait les marches en riant, et qui l’entraînait lui et ce con de berger allemand à sa suite.

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